Nous voici une fois de plus devant cette plaque pour évoquer nos morts de la Grande Guerre.
Notre présence prend cette année une importance particulière puisqu’il s’agit d’une commémoration : il y a 100 ans fut annoncée la mobilisation générale. Qu’est-ce qu’une commémoration ? Commémorer c’est lutter contre l’oubli, la dépersonnalisation, pour que ces hommes ne meurent pas une seconde fois ; c’est rappeler les souffrances endurées par cette génération perdue ; c’est regarder avec lucidité les responsabilités nationales et internationales de ce massacre, les méfaits du nationalisme et de la haine de l’autre. Car on commémore aussi pour comprendre l’Histoire. Pendant quelques instants, luttons donc contre l’oubli.
Cette plaque a été inaugurée solennellement en 1920, comme nous l’apprend une séance extraordinaire du Conseil Municipal composé de François Gastaud (Maire), Cagnol Ambroise, Perdigon Léon, Lambert Marius, Aubert Marius, Amision, Ramin Antoine, Cagnol Baptistin, Isoardy Désiré, Brès Germain (Secrétaire) :
«…L’inauguration a eu lieu le Dimanche 12 Décembre 1920 en présence du Conseil Municipal en « entier, de Mademoiselle l’Institutrice Robion Lucie à la tête des enfants de l’Ecole, de l’Autorité « religieuse et de toute la population.
« M. le Maire, après avoir proclamé à haute voix le nom des soldats de la Commune morts au « champ d’honneur, a prononcé un discours patriotique glorifiant ceux qui sont tombés face à « l’ennemi. Ce fut ensuite Mademoiselle l’Institutrice qui exprima en termes émus la reconnaissance « du pays à tous ceux dont les noms sont inscrits sur la plaque de marbre. Un enfant de l’Ecole, Brès « Marius, voulut aussi au nom de tous les écoliers de Thiéry lire un compliment en l’honneur de « ceux qui furent victimes de la Grande Guerre et enfants du pays. Après cette cérémonie un vin « d’honneur fut offert par la Municipalité aux démobilisés et à tous ceux qui avaient participé à cette « imposante manifestation de foi patriotique et religieuse. M. le Maire émet l’avis que les noms de « tous les donateurs pour l’érection de la plaque de marbre soient inscrits dans le présent registre. Le « Conseil approuve cette décision. »
La souscription pour l’érection de cette plaque s’était montée à 1386 F. La Commune n’avait pu fournir que 700 F. Quand on connaît le faible niveau de ressources de la plupart des familles et combien chaque franc était durement gagné on peut juger de l’effort financier consenti par les Thièrois .
Revenons au 1er Août 1914. C’était M. Dante Pezzagna qui avait annoncé la mobilisation générale. Il avait été nommé par arrêté municipal en Décembre 1913 « tambour, afficheur, fossoyeur et sonneur de cloches pour les incendies, fêtes nationales, cas de mobilisation et événements graves. » On s’attendait à la guerre et la plupart des familles virent partir, sans enthousiasme, résignées, un père, un mari, un fils, un frère, en plein été au moment où les travaux des champs demandaient tous les bras. Bien sûr, pensait-on, la guerre serait courte, ils rentreraient sans doute avant Noël.
Mais 4 longues et terribles années vont passer. Le 11 Novembre 1918 M.Pezzagna sonnera les cloches pour marquer la fin du cauchemar. Un tonneau de vin sera mis en perce sur la place. Des jeunes hommes vont rentrer, d’autres ne reviendront jamais plus, ceux dont les noms figurent sur cette plaque et dont les restes reposent loin de leur terre natale.
Il faut rappeler quelques chiffres au plan national : 8 millions de mobilisés, 1.400.000 morts français, c’est-à-dire 10% de la population active, 1 combattant sur 6, 27% des hommes de moins de 28 ans, 630.000 veuves, plus de 700.000 orphelins, 600.000 invalides dont 60.000 mutilés et des centaines de milliers de dépressifs. Les historiens disent qu’au niveau national cette génération perdue représente 1 mort pour 28 habitants. Mais cette statistique est incomplète. Les paysans (52% des pertes) et singulièrement ceux de l’arrière-pays, semblent avoir payé un tribut plus lourd. Thiéry a 190 habitants en 1906. Neuf hommes de 26 à 39 ans sont tombés, ce qui donne 1 mort pour 21 habitants et Thiéry n’est sans doute pas une exception.
Chaque année, la litanie des victimes thiéroises d’un massacre ahurissant sonne un peu comme la revanche de ceux dont on voudrait tant se persuader qu’ils ne sont pas morts pour rien dans des assauts parfois insensés et inutiles .
Voici maintenant, pour que ces hommes ne soient pas que des noms ou des matricules, quelques renseignements trouvés dans les documents disponibles. J’ai suivi l’ordre chronologique des décès qui n’est pas celui de la plaque. C’est sans doute l’ordre dans lequel le Maire est venu porter la triste nouvelle aux familles.
– CAGNOL Fortuné – fils de feu Frédéric Cagnol et de Marie Perdigon, né à Thiéry en 1888, du 163ème Régiment d’infanterie, est le premier Thiérois à tomber. Il a été « tué à l’ennemi » le 21 Décembre 1914 à Lombaertzijde en Belgique, 10 jours avant son 26ème anniversaire. Les maisons de ce gros village avaient été transformées par l’ennemi en nids de mitrailleuses. Dans son historique du 163è RI le sous-lieutenant Astruc écrit après la prise du village : « Mauvaise saison, plaines marécageuses, les hommes y ont vécu continuellement les pieds dans l’eau ; nombre d’évacués pour pieds gelés : 10 à 12 par jour ; pertes : 110 morts, 637 blessés, quelques disparus. » Son régiment avait connu le baptême du feu le 19 Août près de Mulhouse avec une charge à la baïonnette qui fit 45 morts et 209 blessés Après la bataille de la Marne, par une série d’offensives l’Etat-Major français vise à s’appuyer sur La Manche afin d’assurer l’arrivée de nouvelles troupes anglaises et de contenir les Allemands qui ont envahi la Belgique et le Nord de la France. Les combats sont parmi les plus sanglants de toute la guerre (jusqu’à 25.000 morts français en une seule journée). Les 45 premiers jours de la guerre font plus de 600.000 morts, blessés ou disparus, presque autant en 6 mois que pendant les 4 ans qui suivront. Chargeant en pantalons rouges et sans casques, officier sabre au clair, clairon et drapeau en tête, plusieurs régiments perdent le tiers voire la moitié de leur effectif face aux mitrailleuses ennemies. Il n’y a pas de vainqueur. La guerre de tranchées et de barbelés va commencer…
– MAYNARD César – Du 16 Février au 16 Mars 1915 a lieu la 2ème grande offensive en Champagne. « S’élançant à découvert et se heurtant aux barbelés ennemis les assaillants sont massacrés » selon l’historien Marc Ferro. MAYNARD César, soldat au 117ème R.I. meurt à l’hôpital militaire de Verdun de ses blessures le 27 Février 1915, Il venait d’avoir 32 ans. Il était le fils de Jean-Baptiste Maynard et d’Audibert Joséphine.
– CAGNOL Louis – caporal au 7ème Bataillon de Chasseurs, est « tué au combat » le 22 Mars 1915 à Hartmanswillerkopf en Alsace, le tristement célèbre point « HK » des cartes d’Etat-Major. Les Français tiennent à contrôler la crête des Vosges pour dominer la plaine du Rhin. Des combats furieux sont livrés pour prendre le sommet du « Vieil Armand ». Après une préparation d’artillerie de 4h, fantassins et chasseurs s’élancent à l’assaut, enlèvent 2 lignes de tranchées, font 250 prisonniers mais sont arrêtés par de nouvelles lignes de défense truffées de mitrailleuses ; le sommet est atteint le 26 au prix de terribles pertes. La fiche reçue en Mairie précise qu’il avait 31 ans. Il était le fils de Victor Cagnol et de Daniel Antoinette.
– AUBERT Antoine – né le 30 Janvier 1886, célibataire, soldat au 99ème R.I., 31ème Compagnie, fils de Jean Aubert et de Lucie Lambert meurt de ses blessures à l’Infirmerie-Hôpital de Bollène le 30 Mars 1915. Il avait 29 ans. En Août 1914 ce régiment a subi de lourdes pertes dans les Vosges. D’Octobre 1914 à Mars 1915 il combat dans l’Oise et la Somme. Dans les 2 camps les pertes sont effroyables et les conditions de survie si terribles qu’à Noël 1914 des scènes de fraternisation ont lieu entre Français et Allemands. Dans le Journal de Marche et d’Opérations du 99è RI l’officier écrit : « Un certain nombre de nos hommes et des Bavarois sont sortis de leurs tranchées et se sont rencontrés à mi-distance, se sont serré la main, échangé des cigarettes, des journaux et provisions diverses. Invités par nous à se rendre, les Bavarois ont déclaré vouloir réfléchir avant de prendre une décision. » La trêve durera jusqu’au 3 Janvier, ce qui permet d’enterrer les cadavres restés entre les lignes, parfois accrochés aux barbelés, puis ce sera à nouveau l’enfer.
– PERDIGON Victor – de la classe 1896, soldat au 114ème R.I. Territoriale, meurt de ses blessures le 16 Juin 1916 à Anzin Saint Aubin dans le Pas de Calais, à l’âge de 36 ans. Dans cette offensive le 33ème Corps du Général Pétain dut attaquer sur 4km avec seulement 5 régiments. Il n’avait que 160 pièces d’artillerie alors qu’il en aurait fallu 400. Pourtant « Ce jour-là, écrit un historien, les Français et les Anglo-Canadiens réussirent à avancer de 1 à 4km mais à cause d’une erreur du Haut-Commandement, faute de réserves à proximité, ils ne purent exploiter ce succès. »
– LAMBERT Auguste – fils de Jean-Baptiste Lambert et d’Adélaïde Cagnol. 47ème Bataillon de Chasseurs Alpins, 10ème Compagnie, classe 1905, a pris part aux batailles de la Somme, de l’Aisne, de la Marne et d’Alsace. A la veille du nouvel an 1915 il écrit à sa belle-sœur Béatrice Lambert dont le mari est aussi mobilisé : « Souhaitons pour toute l’humanité que cela finisse vite les sanglants combats et qu’on arrive dans le courant de la nouvelle année à de plus beaux jours. » Il est tué le 4 Juillet 1916 et inhumé le 7 au cimetière du Lingekopf en Alsace. Il avait 31 ans. Les Chasseurs Alpins sont considérés comme des troupes de choc. Le 47ème BCA participe aux combats des Vosges pour la conquête des collines comme le Lingekopf, appelé « le tombeau des Chasseurs ». Plus de 10.000 soldats meurent dans la terrible bataille du Linge. L’ennemi a fortifié le sommet : tranchées taillées dans le grès, blockhaus truffés de mitrailleuses, arbres coupés à 50cm de haut. La bataille dure 3 mois, sans succès. Impressionnés par la valeur de nos chasseurs, les Allemands les ont surnommés « Schwarze Teufel », les Diables Noirs, francisés en « Diables Bleus ».
– CAGNOL Auguste – 37 ans, soldat au 112ème Territorial, fils de Jean-Joseph Cagnol et de Lucie Champossin, marié à Louise Mazin. A Verdun, sous le feu de l’ennemi, son bataillon creuse des tranchées et des boyaux pour protéger le tunnel de Tavannes (1400m de long entre Metz et Verdun) transformé en hôpital, dépôt de munitions et abri. Il est décédé de ses blessures à l’Hôpital militaire le 21 Août 1916, avant que son régiment ne soit relevé et transféré dans la Somme.
– GASTAUD Marius – Le 21 Février 1916 à l’aube commence à Verdun une bataille qui durera 10 mois. Ce jour-là l’artillerie ennemie pilonne les tranchées et les Forts de 7h à 16h avec 1.000.000 d’obus. Les historiens considèrent qu’il en est tombé 1 par mètre carré. A 5 contre 1 les fantassins allemands culbutent les premières défenses françaises. Douaumont tombe. Il sera repris en Octobre. Le 6 Juin le Fort de Vaux est pris. Dans les souterrains on se bat au lance-flammes, inventé récemment. « Isolée, bombardée souvent par sa propre artillerie, chaque unité est livrée à elle-même, elle ne connaît qu’une consigne : tenir. » L’ennemi ne passera pas. En 1ère ligne les troupes sont relevées en moyenne tous les 10 jours, reformées (car certains régiments sont quasi anéantis), puis affectées à un autre secteur ; les hommes restent parfois 4 jours sans ravitaillement. GASTAUD Marius, N°matricule 5625, classe 1911, 2ème canonnier du 1er Régiment d’Artillerie de Montagne est « tué à l’ennemi » vers la fin de la bataille. Il tombe au ravin de la Caillette, dans la neige et la boue, à 1km au sud de Douaumont le 12 Décembre 1916 à 9h du matin.
– LAMBERT Joseph, mort à 39 ans, 2 ans après son frère Auguste, le 15 Août 1918 à l’Hôpital militaire, clairon au 114ème R.I.Territoriale. Son régiment est envoyé au Maroc où les Allemands ont soulevé les tribus du Sud. Après Oujda, il passe presque 3 ans dans un fortin du désert à Taourirt puis à Koudiat El Biar. Son livret militaire mentionne « urémie, affection maligne des poumons, amaigrissement prononcé consécutif à une entérite. » Des 3 frères Lambert mobilisés, seul Marius est revenu.
Cette modeste plaque apposée sur la façade de notre église témoigne d’une réalité brute aussi présente aujourd’hui qu’il y a 100 ans et doit nous rappeler que l’Histoire de la Grande Guerre c’est avant tout l’histoire individuelle de ces hommes de chair et de sang. Où qu’ils soient, qu’ils reposent en paix.
Ne les oublions pas...
Claude Cagnol (2014)
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Sources : Internet, Mémoire des hommes et autres sites sur la Grande Guerre – Livres : La Grande Guerre, Marc Ferro, Gallimard, 1969. – Les Poilus, Pierre Miquel, Plon. – La Grande Guerre, J.P. Verney, éd.La Boétie, 2014 – Etat civil de Thiéry.
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